lumière, nuit :
Voici venu l'âge de ma vie où tout peut être en pleine lumière, corps, âme, coeur, souffles, saveurs, l'âge où les couleurs, les textures, les saveurs, les odeurs expriment leur intensité première, rauques, laides, débauchées, détournées, abîmées, sublimées, joyeuses, perdues, égarées, où tout parle, de la terre, de l'eau, du bois, des chairs, de la transparence du ciel, où la certitude de la porosité des choses et des êtres est claire
La lune, ronde, pleine, basse et lourde, m'a toujours bouleversée. Tant de lunes ont ébloui mes sens ! La lune blanche, dans une nuit veloutée d'été au dessus du Louvre, tandis que je lissais les quais de la travée de la Seine; la lune alourdie et jaune, au dessin de fœtus ou de lapin, si basse sur Casa de Campo, à l'extrême pointe de l'île de Saint-Domingue, qu' elle semblait se bercer au rythme des chants doux et rauques d'un soir de Caraïbes; la lune vibrante et glacée, toute nébuleuse, sur le clocher de St Père, près de Vézelay, comme abandonnée; Gambra, la majestueuse, chaude et rouge sur Tozeur et les moiteurs de fin de jour; la lune portant à l'incandescence le lit de mes amours, et jusqu'à tout récemment, sur les hauteurs d'Aix, elle m'est revenue, rouge et ample et basse dans la splendeur quotidienne du ciel, avant de remonter, plus droite et plus pâle..
Enfant, comme beaucoup d'enfants et beaucoup d'adultes longtemps après l'enfance, une nuit de pleine lune de plein été très chaud, je me sentais d'une joie parfaite, sans doute du fait de la chaude touffeur, exceptionnelle dans le haut Morvan ; je remontais à pied une route à forte pente avec une lumière irradiante de jour dans le dos, et mon ombre, parfaitement silhouettée et si longue, flottant à même la route, elle même irradiée, face à moi, comme seule, isolée de mon corps que je ne voyais pas, autonome, seul reflet d'un moi qui m'échappait.
Plus tard, lors d'une escapade au cœur d'un oasis, une autre nuit de pleine lune, gorgée et basse au fond des dattiers et grenadiers, le corps à même une motte de terre sableuse et moelleuse caressée par l'eau douce d'une rigole à mes pieds, la lune a tant illuminé mon visage abandonné que je ne voyais plus, à force d'éblouissement, le visage de celui qui me soutenait.
L'ombre, et justement l'ombre de cette première lune et pour la première fois consciemment - j'avais peut-être 6 ans- a initié pour moi les prémisses d'un constant questionnement, celui de l'identité, du soi, du moi, du dedans/dehors de moi , de ce moi insaisissable et toujours présent... questions auxquelles je n'ai pas encore pu répondre aujourd'hui.
Adulte, lors de mes pérégrinations professionnelles, je me suis interrogée sur les cultures et, entre autres, sur leurs histoires d'ombre: j'ai comparé dans les fantaisies de mon imaginaire le désir d'ombre des silhouettes d'occident, volée souvent dans les contes par le diable comme on vole l'âme même des hommes, et la nécessité de ces objets montrés comme en pleine lumière, au Japon par exemple, où les photographes de catalogues semblent détourer les matières de leurs ombres - l'ombre là bas signifie-t-elle la mort, ou le sale, ou le laid ?, ou, par la vertu de leur puissant animisme, veulent-ils l'évacuer de leur regard, pour ne voir des objets que la perfection de leur divine essence, et l'éphémère splendeur de l' apparition de leur forme ? le fantôme fait si peur là bas !
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