Le mot voyage est au premier abord sonore, lourd, et pourtant beau. Il m'évoque la "voie" et surtout le "sillage", et d'autres mots en -age : le passage, les images...
Pour moi, mes "voyages" ont toujours été la conjonction de l'étranger et de l'intime : de l'étranger, de l'étrange et de l'insolite, immédiatement intimes, ou pour autrement dire, de l'intimité jamais familière.
Mon compagnon est un homme des voyages, des milliards d'images qu'il s'approprie et qu'il vit au présent : je l'ai suivi dès qu'il m'a raconté son Cachemire, le houseboat à Srinagar, sur le Dal lake, le bruit des vendeurs de légumes ou de bien plus nocives saveurs sur leurs barques,
et l'étendue rose et blanche des nénuphars au dessus des ragondins et au dessous d'un ciel diaphane, immense et transparent. Je me réfugie dans cette image, quand l'échange entre nous s'altère.
J'ai moins voyagé, et pourtant le voyage est consubstantiel à ma vie, à mon bien-être au monde. Je me sens "à côté " de ma vie tout au long des périodes où je ne voyage pas.
Mon premier vrai voyage est le premier que j'ai fait seule, et tous les autres ensuite, parfois à deux.
Ceux que j'ai fait enfant,ou adolescente, avec mes parents, m'ont laissé le goût amer de la contrainte, avec quelques éblouissements, mes premiers émois de culture et de transculture, et des moments radieux de complicité familiale : la Vallée du Rhin, austère et gouleyeuse, mais plus encore la découverte de la Vallée heureuse de la Moselle, baignée d'une lumière safranéee et tremblante, la Forêt Noire, élancée et sauvage, avec Beethoven et Brahms à la radio, et la voix de mon père récitant les vers de Hölderlin qu'il aimait, l'Autriche, chaque année, et ses lacs vert émeraude, profonds,miroirs parfaits des montagnes, qui me laissent une nostalgie à l'âme, Salzbourg, sa mine de sel datant des Celtes, Mozart partout, les façades colorées de ses maisons peintes et la fontaine où les chevaux ont des sabots-nénuphars, et Dubrovnik, la magnifique, la puissante déchue comme je l'ai aperçue, de loin, solide encore sur l'Adriatique étincelante, et puis, le parcours superbe des Eglises Baroques, ébouriffées d'ors et de la blancheur de leurs stucs, où j'ai entendu s'élever les voix sublimes qui m'ont donner l'envie de les imiter.
Mon premier vrai voyage est celui qui m'a menée à Urbino, le nom de toutes mes émotions, indicibles tant elles sont intenses encore. De Paris, dans le tronçon du train qui devrait mettre plus de 24 heures avant d'atteindre cette ville inconnue, mon corps s'est abandonné en syncope, l'unique fois dans mon existence, peut-être par la prescience de ce qu'il lui attendait de vivre et de ressentir! J'ai adoré cette ville rose et grise blottie sur 2 collines, aux contrastes brutaux :ducale et humble, rurale et sophistiquée, étincelante et brumeuse,isolée et universelle ; l'harmonie unique de son paysage que je ne pouvais contempler que les larmes aux yeux, paysage concret et lointain, déployant ses rondeurs infiniment douces où l'on se love, ses odeurs de feux de bois issus des jardinets de haut des tours comme au haut Moyen Age, son univers sonore, mélange de chants de coqs, de caquettements de poules, montant à la ville de quelques kilomètres à la ronde, de piaillements d'enfants et de chuchotements des hommes debout sur la Place Centrale, de quelques vrombissements de moteurs, de silences humides ou très chauds, tout m'habite, tout m'emplit. J'avais tant de plaisir à penser que Michel de Montaigne qui y était passé avait vu la même ville que celle que je voyais!et Raphaël, et le Palais Ducal, et le cappucino du matin, et le carnaval dans l'épaisseur des brumes, et les filles felliniennes aux maquillages brillant la nuit, et Christian Metz, jovial et douloureux, imitant les Vitelloni au volant de sa voiture, et Georges Kutukdjan, aux cheveux de geai dans l'éclat de sa beauté, et Dany et Mark Goetske, qui sont restés les amis de toujours, et Paolo Fabbri, notre hôte et animateur de toutes les fêtes...
Puis, il y a eu les autres voyages : Florence,Sienne, Rome, Naples,son golfe et Capri,Bari,Pesaro, la chaîne de l'Apennin et Arezzo, la colline d'Assiseilluminée au coeur d'un orage et Giotto... l'Italie! où chaque lieu pour moi est une déchirure pour le coeur, une bénédiction pour l'âme et une plénitude pour l'esprit. Et bien sûr Venise, totalement à part : j'ai longtemps dit que,sans Venise et Tokyo, j'avais l'impression d'être tronquée,coupée de l'essentiel, coupée des rythmes de l'eau de la lagune qu'imite Vivaldi et du ciel des typhons ravageurs...puis Palerme, la lumière brune des terres de la Conqua d'Oro, et les matrones montant leurs paniers le long des façades détruites et éblouissantes... et la Grèce "qui me blesse": Athènes et sa cuvette poussiéreuse surmontée de la blancheur brute du Parthénon - "Athènes, l'Acropole et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur de pêcher"; j'ai vu l' Hymette avec les yeux de Chateaubriand !- Mykonos et ses ânes aux braiements lourds, Délos, la montée des escaliers du temple d'Aprodite avec Aristotélis essoufflé récitant Goethe, la mosaïque, juste découverte, représentant Dyonisos chevauchant une Panthère, et entrevue, neuve de couleurs criantes et éclatantes, au fond d'une vasque bordée de terres fraîchement soulevées, et Paros aux rochers langoureux comme le corps des femmes... les rives douces de la Turquie à l'eau soyeuse, et Ephèse, traversée comme dans un songe de tant de siècles accumulés...
puis la Roumanie, Bucarest, la belle cruellement désuète, et la Boucovine aux chapelles inoubliables, ornées de bleux profonds, fonds de jugements derniers aux crocodiles, restés frais depuis le XIIème siècle, dehors, sous le froid rude, et ses villes horribles et glacées, près de Tchernobyl...
et Lisbonne, le Tage qui ouvre à tant d'horizons, sa cathédrale à la pierre poreuse comme les chairs,et son palais de la danse, et son Musée Goulbelkian où j'ai passé tant de temps, où j'ai tant pleuré un amour disparu...puis Barcelone folle, démesurée, et le parc Guell qui déroule ses orgies minérales-animales-végétales, et Séville et Ronda, et surtout, surtout l'Alhambra, dont l'architecture honore les hommes et leur amour des plaisirs...
puis Fez, la glorieuse, la sainte, la spirituelle, la musicale, la ville des oiseaux, des rossignols autrefois gorgés de cerise et enivrés, la pauvre, la délaissée, puis rehaussée aujourd'hui par son Festival des Musiques Sacrées, celle qui réunit les peuples de la Méditerranée et des Orients lointains... puis la petite Tunisie, mais pays du fruit de l'Oubli, avec Tozeur aux sources chaudes et sa palmeraie que j'ai tant parcourue,et Sidi Bou Saïd, si bleue et si blanche, et l'atroce apparition d'une femme enchaînée telle un animal sur ses hauteurs dominant Carthage toute emplie des plaintes de la reine Didon...
puis l'Australie, et Sydney la riche, aux sublimes baies, et Bali, dont les femmes sont comme des fées, où le ciel se fracture dans les rizières, où grouillent les bicyclettes dans la boueuse Dempasar...
puis le Congo, et Pointe Noire, où mon corps est devenu orgasme et mémoire, empreinte de tous les sons et de toutes les odeurs...
puis Tokyo, Tokyo, Tokyo! avec le Capitol Tokyu Hotel, le gong des moines qui me réveille la nuit, avec délice, comme me réveille le Muezzin de la Grande Mosquée de Casablanca, au Royal Mansour, Tokyo qui me désoriente, extrême, où le son grinçant des simi et celui rauque et roucoulant des crapauds en chaleur couvrent le bruit harassant des voitures, et le vol des corbeaux, à l'envergure immense, noirs dans le ciel rose au dessus du Palais Impérial, et chaque Iris comme une oeuvre d'Art, et les love hotels, et les marchés aux puces, et le grand cimetière aux tombes bien rangées, et ces gratte ciels si beaux, si hauts, si mouvants, si clinquants, dont on sait qu'ils peuvent soudain s'effondrer,dans la mer, dans les eaux, qui sont partout, présentes et cachées, radieuses et opaques...
puis Amsterdam où beaucoup de mes rêves se sont révélés et l'opulente Rotterdam, puis Stokholm la sage, et Helsinki si vitale, expérimentale, puis Berlin, son opéra de l'Est, pétillante et impériale, puis Bruxelles et sa venteuse gare du Nord... puis Londres, et Leeds, et la baie de Robin Wood, et Aberdeen aux bars nombreux...puis New-York l'agitée, et Indianapolis, et les résidus de forêt primaire visités avec des frissons, et Chicago, la multiple, l'insaisissable...
puis Saint Domingue, l'île infuse de mon sang caraïbe, et cetera, et cetera... il m'est impossible de rien saisir de tous ces lieux où se fonde une partie de mon imaginaire intime, simplement me laisser surprendre, toujours et encore, m'abandonner à leurs saisissements, " O ravishing delight", chante Purcell...
Quelques mois après, en relisant ce texte, je me rends compte que j'ai voulu saisir l'insaisissable, ramasser, condenser en quelques lignes des éclats épars de l'imaginaire créé par le sillage de mes voyages, et que je me suis laissée entraîner par le "vertige de la liste": selon l'expression si bien pensée d'Umberto Eco.
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