Le sage et visionnaire Seatle, à qui les hommes blancs voulaient acheter la terre, l'air et le ruissellement des rivières, les renvoyaient à la laideur de leurs villes : " Quel intérêt y a t-il à vivre, si on ne peut entendre le cri solitaire de l'engoulevent ou les palabres des grenouilles la nuit autour de l'étang ?"
Quelques quarante années après, mon corps, tous mes sens, mon sang, sont encore comme innervés par l'appel du chant d'amour des grenouilles et des crapauds, qui s'échappait la nuit d'une mare plantée de saules et de taillis, au milieu des champs, et venait à ma chambre, dans la maison de ma mère, sur un plateau isolé du Gâtinais.
Parfois, quand les nuits étaient très chaudes, nous voulions surprendre leurs ébats et nous nous rapprochions, inquiets de faire cesser l'étrange sonorité amoureuse, rauque, qui irritait nos sens avec leurs irrégulières pulsations, mais nous ravissait pourtant...
Cette mémoire crue m'est venue avant hier soir, enfermée dans ma voiture à un arrêt d'urgence, qui avait trop chauffé à force d'être bloquée sur le chemin qui me ramenait de la Baume les Aix à Aix; à peine 10' devenait 1 heure ! J'attendais calmement sur le bord de la route, ahurie pourtant par le bruit épuisant du trafic incessant des cars et des voitures aux abords d'Aix, un vendredi soir.
Seatle parlait du "son doux du vent s'élançant par dessus la face de l'étang", puis plus loin: "l'air est précieux à l'homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle...l'homme blanc semble ne pas faire attention à l'air qu'il respire ". En 1854, Seatl terminait sa parole par cet avertissement que finalement peu d'entre nous comprennent encore : "c'est la fin de la vie, et le commencement de la survivance".
Le lendemain, je retrouvai le plaisir de la ville : sur le marché à Aix, un homme était venu de Nice vendre des violettes. Avec la pivoine, c'est ma fleur préférée, celle par laquelle ma mémoire archaïque est le plus imédiatement activée : son odeur voluptueuse, à la fois lourde et délicate, qu'elle puise dans l'humus des sous-bois et dans la rosée, sa couleur, à l'exact milieu du rouge et du bleu, en font l'humble fleur du passage entre le sol putride et l'air pur, entre l'intime et l'offert, entre le caché et le déployé !
Une autre odeur m'accompagne souvent, celle du géranium rosat...
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