Quand Hawad, le Targui, poète cathartique du Niger rencontre Abdelwahab, mon compagnon de vie franco -maroco-indien, surgit la parole vive de ces deux héritiers de la culture soufie en acte. Et moi, entre eux deux, je me sens telle Mohamed face à l'ange Gebril, saisie de crainte de ne rien comprendre, tendant l'oreille aux souffles de cette langue qui les traverse, reconnaissante de la grâce des béances offertes par les mots qu'ils se lancent, se renvoient, reprennent, retournent...
Hier, c'était vendredi, avant d'aller rejoindre son "désert", Hawad l'échevelé et Abdelwahab le profond ont parlé, l'un avec un torrent de mots, l'autre avec quelques citations sobres, de la "ressemblance". J'ai cru comprendre, mais c'est sûrement bien réducteur, qu' au sein des bourrasques de l'impermanence des évènements de nos vies, chacun de nous n'est seconde après seconde, que sa "ressemblance", la ressemblance de ce qui lui échappe, ce noyau de l'être, son nom caché... Parménide était là, comme cette phrase- principe que je n'arrive pas encore à vraiment saisir: "l'Homme est à l'image et à la ressemblance de Dieu".
Aujourd'hui, plus de parole en langue arabe, mais le flot discipliné qui m'est familier de la langue française. J'allai doucement ce matin vers 11h, en pleine lumière de la rue Saporta, et j'ai dévié mes pas dans la cour presque rénovée, révélant ses pierres poreuses des ocres de Bibemus, la cour donc de l'Hôtel Boyer de Fonscolombe, où les Ecrivains du Sud occupent le fameux amphithéatre Zyromsky.
Le thème, cette année était celui de " l'art d'écrire "; je restai debout près de la porte d'une salle comblée d'habitués bienheureux, et j'eus la chance d'entendre Annie Ernaux évoquer la façon dont elle s'est sentie "envahie" par l'écrivain Virginia Woolf , expérience fondatrice de sa propre écriture, comme disait-elle André Breton s'était senti envahi par Rimbaud ; Philippe Bilger ensuite, sur le mode savant de la plaidoirie, a évoqué en belle éloquence sa passion de Proust, cet écrivain "qui a pris la peine de dire la totalité du monde dans chacune de ses phrases".
Mon esprit avait divagué, dès les premières minutes de ces beaux discours. Moi qui ne suis pas écrivain, j'ai voulu tout soudain tracer l'archéologie intime de mes livres et écrivains fondateurs, ceux qui depuis l'enfance ont nourri, ébloui et fait basculer mon imaginaire.
Il me fallut quelques minutes pour reconstituer l'essentiel, et surtout pour rétablir une chronologie vraisemblable entre les échos chaotiques de ma mémoire soudain exaltée.
Une image obsédante me revenait, celle de sensations premières d'un moment d'enfance qui m'ont sans doute ouvertes à l'intimité et à la poignance de la beauté que je retrouvai plus tard dans des textes qui résonnent en moi avec une musique intime. Je devais avoir 5 ou 6 ans, c'était à la tombée du jour , un ciel couleur safranée, j'étais dans un pré d'un vert intense brillant et humide, et je tatais avec précaution de mon pied nu des mottes pouilleuses, étincelantes de boutons d'or. L'éclat à la fois diurne et vespéral de ces fleurs a illuminé mon âme , je me sentais traversée, trouée, éblouie, fixée pour toujours au coeur de l'indicible beauté des couleurs.
Plus tard, quand je lus les premiers vers du rapt de Proserpine dans les Métamorphoses d' Ovide , j'étais la jeune Coré avec ses soeurs dans le champ éclatant de fleurs et la déchirure béante de la terre entrouverte m'a emportée dans les Enfers : "Coré cueillait des fleurs avec les filles de l'Océan dans le champ de Nysa. Soudain, pour la tromper, la terre lui présente une fleur merveilleuse, le narcisse, qui dépasse en beauté et en éclat toutes les autres fleurs. La fille de Déméter sent l'irrésistible envie de la cueillir, et le sol s'entr'ouvre aussitôt. Pluton surgit, traîné par ses coursiers immortels ; il saisit la jeune vierge qui se met à gémir, et la place de force sur son char étincelant d'or. Celle qui va devenir Perséphone se raidit en vain contre son ravisseur, en vain elle appelle Zeus, son père, le premier et le plus puissant des dieux ; aucun des immortels, aucun des hommes n'entend sa voix. Hécate la lune et Hélios le soleil sont témoins ensemble de cet enlèvement. Pluton fuit à brides abattues ; la fille de Déméter voit à la vitesse d'un typhon passer successivement sur sa tête ou devant elle la terre, le ciel étoilé, la vaste mer, la course embrasée du Soleil , le sommet des montagnes et les profondeurs de l'Océan retentissent inutilement des accents de sa voix implorante" . C'est là le 1er acte du drame mythique de la douleur de Déméter, découpé en 2 moments -métaphores : " la cueillette des fleurs " : littéralement "anthologie", et " l'enlèvement"(arpagê... oh ravishing delight).
De cette scène première me vint dans doute mon gôut pour l'élégie, pour la pastorale, celle des idylles naïves de Daphnis et Chloé, et pour la poésie bucolique : que de douceur pour moi à entendre sussurer les abeilles autour de Tityre et Moelibée ! C'est aussi ce qui m'a mené à l'art des jardins, aux plaintes de Tristan, au Songe d'une nuit d'été, et au Songe de Polyphile - Hypn/eroto/machia di Poliphili- ce récit baroque et si beau qui parle aux initiés, un de ces voyages pour Cythère, dont je voyais bien, comme Wateau, que les amants y allaient tout en se retournant.
( Le lendemain, un dimanche de douceur face au ciel)
Il me fallut constater ensuite, qu'avant la littérature, ce sont la peinture et la musique qui m'ont formées, enfant.
Les jours et les soirées de mes jeunes parents étaient emplis de musique : le jazz de Sydney Bechet, les chansons qu'on cachait aux enfants de Brassens et de Vian, la musique de danse, tangos et valses pour ma mère, et toute la palette de la musique classique et romantique, dite la "grande" musique, avec ses préférences, répétées tant de fois sur les disques 33 tours de la Deutsche Grammophone : le concerto de Tchaïkovsky par David Oïstrakh, le concerto de Mendelsohn, Brahms - je vois mon père,vers la fin de sa vie trop courte, allongé sur le tapis et fermant les yeux, écouter avec la plus pure concentration et la plus vive délectation les accents sombres et souvent douloureux d"Un Requiem Allemand"- et bien sûr, tout Beethoven, tout Mozart, tout Chopin...
J'ai rappelé à ma mémoire hier 3 anecdotes qui me semblent bien improbables aujourd'hui et qui illustrent combien le chant habitait ma vie ; avant d'apprendre à chanter -j'ai commencé très tard, à l'âge de 29 ans - je chantais...naturellement. Le curé de mon village s'amusait à faire monter très haut ma voix et je me détachais du choeur d'enfants dans l'école de mon village, pour chanter en soliste quelques strophes du "Beau Danube Bleu", accompagné du violon de notre maître, Monsieur Rolard.
Les anecdotes les voici : à l'âge de 11 ans , j'ai découvert -grâce à mon oncle maternel, qui avait initié une carrière de pianiste concertiste - Dietrish Fischer-Dieskau et le Cycle de la Belle Meunière - je l'écoutais chaque matin avant de partir au Collège, et je le connaissais par coeur, en allemand ; à 14 ans, une après-midi de dimanche de long ennui, à Montargis, je rentrai dans une salle d'exposition de la Mairie : personne ! je me mis à chanter à tue-tête...la symphonie Jupiter de Mozart, et je vis sortir doucement de derrière des cloisons les têtes du couple du sculpteur et de sa femme, stupéfaits, moins que moi ; plus tard, en préparation d'hypokhâgne, quand je me sentais trop harassée au foyer des Jeunes Filles du Docteur Blanche (!), je m'isolais dans les toilettes au bout du couloir et je chantais, inlassablement, la "Chaconne" de Bach, comme pour me bercer, m'étourdir dans une sorte de transe.
Même étourdissement souhaité quelques années plus tard, dans les coulisses du théâtre où je prenais des cours épars, avant de répéter Hermione (" Où suis-je, qu'ai-je fait, que dois-je faire encore?"...) je répétais à l'envie le roucoulement doux d'un air de la Judith Triomphante de Vivaldi : " turtur gemo et spiro in te".
J'ai toujours recherché le rythme intime derrière la mélodie : le rythme constant, ternaire, foetal et circulaire de Mozart, dans l'air voluptueux de Suzanne ou sous le Dies Irae; le balancement tout vénitien de Vivaldi dont les airs ne montent jamais haut au dessus de la lagune ; ou bien la spirale éperdument ascendante de Bach.
Dans l'année de mes 18 ans, un de mes amoureux du moment, relié aux Percussions de Strasbourg, - déjà ! - a composé pour moi et pour ma voix.
Pourtant, en prenant des cours de chant, pendant 10 ans... j'ai perdu ma voix: que de pleurs, de douleurs, d'humiliations ressenties quand je descendais de chez Geneviève Rex dans la rue de la Grange Batelière : je lui dois beaucoup, mais pas le plaisir du chant. Ce n'est que lorsque Carlos Cebro, homme de haute élévation et pianiste d'exception m'a fait confiance, que j'ai lentement recouvré, au cours de près de 15 ans de matinées de samedis, l'absolu, l'infranchissable bonheur de la voix et de la musique. Et grand paradoxe, depuis 2007 où je suis à Aix-en-Provence, pourtant ville de la musique, sans doute veuve de mon maître, je ne chante plus ; de rares fois, j'ose pourtant, au hasard d'une ruelle vacante, esquisser la plainte de Didon mourante de Purcell : "Thy hand Bellinda! ...remember me, remenber me".
La musique donc, et dans le même temps, la peinture. L'initiation m'a été faite, à l'âge de 5/6 ans également, par mon oncle tant cultivé, devant une des toiles de Vélasquez - personnages en pied dans un fond sombre aux 2/3 du tableau à droite, et nature morte à l'assiette aux poissons et aux oeufs en avant plan à gauche. A 9 ans, j'avais lu toute la collection Skira de la bibliothèque de mon Père : beaucoup plus cultivée qu'aujourd'hui, je savais les arcanes du retable de l'Annonciation d'Aix, vues par André Chastel, et j'imaginais le Roi René et sa cour angevine; ma surprise fut totale de voir ce tableau sur le Cours Mirabeau dans la salle d'exposition du Conseil Général, et maintenant, rue Espariat, dans le recoin trop obscur de l'Eglise du Saint Esprit.
Jusqu'à il y a peu, j'avais toujours à portée de main un livre sur le Titien ou sur celui que je mets au dessus de tous, Giotto, et les fresques de la Chapelle Dei Scrovegni. Une vieille page de journal illustrant la fresque de Saint François et les Oiseaux , sous un blister en plastique, est l'image culte dont je n'arrive pas à me séparer et qui trône dans sa pauvre majesté au dessus de tous mes lieux de travail; elle est indissociablment liée à l'intense émoi - de ceux qui font défaillir et tomber dans les gouffres de l'indicible - que j'ai ressenti dans tout mon corps, à l'arrivée à Assise un jour lumineux d'orage, puis face au minuscule espace de faux jardin où Saint François devisait avec Claire, enfin au film inénarrable, bouleversant de simplicité et d'imagination baroque de Pasolini: " Uccelacci et Uccellini".
Le livre-bible qui m'accompagne, lui, dans tous mes déménagements et reste à mon chevet est celui, inclassable, de Henri Maldiney au titre si justement précis : " l'Art, l'éclair de l'Etre".
Du plus loin de mes voyages, dans chaque ville de mes traversées, je me laisse souvent saisir par les découvertes insolites et minuscules de mon regard errant ; mes voyages familiaux d'adolescente le long de l'arc européen central des blanches églises baroques et dorées, ou en France d'une chapelle romane à l'autre, ont ancré vivement en moi le goût de l'inattendu et la sûreté des éblouissements.
Mais, tout au cours de ma vie professionnelle, j'ai eu longtemps l'habitude de choisir une oeuvre, ou deux, guère plus, pour la jouissance de ma contemplation. Je demeure, aussi longtemps que je peux, scrutant des détails ou laissant s'évaporer mon âme : Lucas Cranach au Musée de Chicago, Hans Holbein à Londres ou bien sûr Gainsborough, mon cher Vélasquez à Madrid, Francisco Goya puis un Rubens égaré; à Lisbonne, la salle des hauts Zurbaran - je réserve mes longues errances fascinées de l'art Moghol, Safavide ou d'autres orients majeurs au Musée Gulbelkian- ; à Florence, l'Adoration des Mages inachevée de Léonard de Vinci, et la splendeur transparente du Printemps de Boticcelli; à Mannheim, Paul Klee et Max Ernst; à Venise, l'assomption rouge de la Vierge du Titien ou la crucifixion du Tintoret à la Scuola Grande di San Rocco - la tête levée en dessous la poutre centrale de la croix, j'ai eu l'étrange sensation d'un vortex tourbillonant s'ouvrant à l'exact milieu sous mes pieds- ; à Rome, Le Bernin et l'abandon extasié et voluptueux de Sainte Thérèse...J'ai retrouvé à Aix le plaisir délicieux de la découverte réitérée du Triptique du Buisson Ardent rénové, le court moment de son exposition en début de cette année, derrière un vitrage, avant qu'il ne fut exposé et fermé à la vue de ses ardents amants, dans la nouvelle chapelle thermo-aménagée pour sa conservation.
Amsterdam est la seule ville où j'ai rencontré minutieusement Rembrandt dans sa Maison, accompagnée de Mark Goetzke, grand connaisseur comme seuls les américains peuvent l'être, de l'art du peintre et du graveur, puis Van Gogh, dont je suis allée visiter les oeuvres comme en pélerinage : mon premier amant, à 18 ans, m'avait offert les 3 livres des Lettres à son frère Théo, illustrées de ses dessins...Le parcours constemment douloureux et ébloui de Vincent m'a longtemps habité, et j'aimais emmener mes enfants le long des champs et de la route d'Auvers sur Oise, ou dans l'humble cimetière où le lierre relie les 2 frères...
Mes fondements culturels reflètent finalement tout ce qu'il y a de plus classique et conventionnel de la culture européenne - au vu de cette page, il n'est pas très difficile de correspondre à un type de la Distinction initié par Bourdieu et les sociologues du goût - tout cela fort heureusement traversé très tôt par d'autres manières que celles de la figuration venue de la Renaissance Occidentale ; c'est aussi ce qui m'a permis d'accompagner quelques amis artistes de la Figuration Libre, dans la années 80 à paris, et de suivre les travaux de bien d'autres artistes actuels, amis ou non. Une autre note dira peut-être mes découvertes de l'encre chinoise, de la calligraphie et de l'architecture arabe , des tissus des femmes...
Alors, enfin! qu'en est -il de la littérature ?
Hier, quand je m'essayai, dans une grande agitation mentale, à faire la liste des oeuvres littéraires clé qui ont forgé et surtout créé des ruptures soudaines à ma vision restreinte du monde, depuis l'enfance jusqu'à l'âge de 25/30ans -soit l'âge du cycle de mes études - chacune resurgissait accompagnée des mêmes émotions que suscitait leur lecture : je me suis offerte un maelstrom de sensations, en condensation, et bien sûr, inexprimables !
la liste est finalement courte.
Dans ma petite enfance, c'est la voix de mes maîtresses d'école et surtout celle de ma mère qui ont guidé mes premiers émois. La voix de ma mère , tantôt m'agaçait et tantôt m'émouvait aux larmes. Je me souviens des lectures à haute voix d'une anthologie de la Poésie Française, de Paul Géraldy ou de Prévert - je l'entend réciter "3 allumettes ..." dans une exclamation suspendue dont j'attendais la suite - ; des Lettres de Mon Moulin, et j'adorais le récit du sous-préfet aux champs ; un peu plus tard, vers 8/9 ans, sa lecture de l'Annonce faite à Marie de Claudel qui me paraissait nimbé d' une lumière glauque, étrange et froide tandis que ma mère voulait en présenter la face sainte et lumineuse; enfin son récit enflammé de Carmen où elle savait si bien appuyer le chagrin de la pure fiancée de José !
A l'âge de 9 ans, je lisais le philosophe Alain, au grand agacement de mon père qui me trouvait trop sérieuse; à 11 ans, il y eut la lecture de Nadja, d'André Breton, initiée par un camarade de lycée plus âgé que moi, tout le temps que nous cheminions ensemble, à pied, jusqu'au Lycée en Forêt en traversant la ville de Montargis . Il m'ouvrit la voie, finalement refermée 10 ou 15 ans après des Surréalistes, suivie de près par celle, plus obscure mais plus vivace, de la Pataphysique. Jean le Guennec, peintre breton ami de mes parents, rencontré dans le quartier Saint Germain, près du lycée Fénélon où je subissais quelques tortures intellectuelles en préparant l'Agrégation de Grammaire, me fit lire le livre de ce fou génial qu'était Jean Pierre Brisset . Il a parfaitement comblé mon goût de l'étrange, des coassements de la grenouille à la belle langue articulée de l'homo sapiens, et il m'a fait en tous les cas comprendre pourquoi j'aimais tant la langue grecque, spontanée, naturelle et logiquement fluide, a contrario de la langue latine, articifielle, faite pour les juristes, codée, à la syntaxe inversée, quand elle n'est pas parlée par les poètes.
La vraie période de mes dévorations de lectures fut précisément celle de ma préparation à l'Agrégation de Grammaire, et je me surprend aujourd'hui à découvrir à quel point j'avais de hâte à sortir du programme officiel : certes, j'ai adoré Manon Lescaut et l 'abbé Prévost en constante escapade -j'ai du lire et relire plus d'une dizaine de fois certains passages pour saisir les fuites et les dérobées de style, à l'image de ses héros. Ce qui me plaisait le plus, c'est d'arpenter chaque jour la rue Saint André des Arts, la Place Saint Sulpice et les lieux où Desgrieux avait semé les charmes de son impétueuse jeunesse. L'autre roman phare de cette époque fut la Chartreuse de Parme, et je partageais avec Stendhal et son quasi double, Fabrice Del Dongo, ses longs jours d'infinies échappées lumineuses qu'il vivait au coeur même de sa prison, près du lac de Garde; la fin abrupt du roman me fascinait, avec son étrange allusion à la "suavita" du Corrège, et son décor de la coupole de la Chartreuse de Parme, que les contemporains comparaient du fait de l'excès des couleurs sans doute à " une mare aux grenouilles".
Oui, c'est à cette période vraiment que Montaigne est entré dans ma vie, de son pas lent et jouisseur ("pour moi donc j'aime la vie, je la passe et la repasse..."), mais je cherchais toujours ce qui m'échappait : le fantastique du Rabelais des "paroles gelées", le premier Dante herméneutique de la Vita Nova, où le chiffre "neuf " est le pivot secret de toutes ses expériences amoureuses et défaillantes, le dernier Chateaubriand de la Vie de Rancé, qu'il écrivit pour son confesseur, avant de mourir, dans le style à la fois luxuriant et monacal de son personnage, le Stendhal du Voyage en Italie, l'André Gide du Thésée, où il montre le Minotaure mourant énivré des parfums instillés dans les recoins du labyrinthe bien plus que des coups de Thésée.
C'est aussi à cette période, lors de mes longs trajets matinaux du métro Jasmin au métro Odéon, que je lisai "la Naissance de la Tragédie" . Enfin Nietsche l'enthousiaste, l'habité de Dieu, me donnait un schéma simple d'explication de nos façons d' êtres au monde en occident : la phusis dionysiaque, cette poussée énivrante d'une nature explosive face au cosmos et à l' arrangement équilibré et symétrique de l'ordre appolinien !
Je passais alors des après-midi entiers à la Bibliothèque Sainte Geneviève, d'où javais tant de plaisir à voir la coupole du Panthéon, dans des états d'exaltation incroyable, que je n'ai guère retrouvé par la suite, et je lisais ce qu'on ne nous faisait pas lire : je me souviens de l'Eau et les Rêves de Gaston Bachelard -chaque phrase ciselée de ce Picard m'énivrait - des fantaisies baroques d' Agrippa d'Aubigné, de la Sorcière de Michelet et de Jeanne d'Arc -ce grand érudit s'incarnait lui même de façon si inattendue dans les corps des femmes et la France qu'il représentait était elle même ce corps féminin- puis de Henri Michaux: "Des grandes épreuves de l'Esprit et ses innombrables petites" qui me conduisit à ne pas utiliser des substances dangereuses de la même manière que mes copains de l'époque, et finalement à arriver à quelques états limites, sans rien explorer de la chimie naturelle. Je passais souvent sous son hôtel particulier de la rue Séguier pour tenter de l'apercevoir et je suivis ses expositions de dessins et d'encres.
C'est ce goût des dérives qui me fit lire, parallèlement aux textes sacrés des Lettres Classiques et des Lettres Antiques, le livre Du Sens d'Algirdas Julien Greimas.C'est lui qui décida de toute ma vie future par le truchement heureux d'une anecdote qui a pu me faire croire à la destinée : un matin où je me levai très tôt, guidée par la petite annonce de travail étudiant temporaire pour mon ami du moment, l'ascenseur qui me montait à l'étage du dit bureau m'arrêta ...au bureau de Greimas; c'est lui qui m'ouvrit la porte : en 5 minutes, comme dans un rêve, il sut que je lisais son livre, que je voulais qu'il fût mon professeur de doctorat de 3ème cycle, en 5 minutes, il me proposa de le représenter, comme son élève, en Italie, à Urbino, pour une toute première expérience d'Université Internationale de Sémiotique que j'acceptai aussitôt et qui a fait chavirer ma vie, à jamais.
De la même façon plus tard, oui, j'ai suivi les leçons de Michel Foucault au Collège de France -je faisais les interminables voyages en train la nuit de Montpellier à Paris pour l'écouter- et l'introduction des Mots et les Choses m'a radicalement propulsée dans le monde fractal en résonnance avec les découvertes de la physique moderne; oui je participais aux grands messes lacaniennes à l'Université de Droit, place du Panthéon, certes j'écoutais la voix douce de Roland Barthes, adoré par de multiples fans, mais mes émerveillements allaient à d'autres dont on ne parlait pas, ou si peu : Roger Caillois si soucieux des "Cohérences Aventureuses" des lignes des pierres, ou Marcel Jousse, qui tentait, sans grands échos, une anthropologie du rythme et des gestes, ou René Thom, pour ses essais de topologie et de morhogénèse qui me passionnaient, sans que je comprenne rien aux mathématiques !
La poésie, pour moi, est de toujours. Surtout les grands poètes convenus du XIXème romantique et du début du XXème tonitruant d'avant guerre ; impossible de les citer, ils sont tous là, avec une tendresse particulière pour Apollinaire de la Chanson du mal Aimé, que nous entonions dans tous les sens et que je répète souvent, et pour bien d'autres, comme pour Supervielle, le Prince des poètes et de Montevidéo, ou Valéry des complaintes de Narcisse ou d'Eupalinos ou la danse, ou pour de plus ignorés, comme Léon Paul Fargue, que je lus à cause du décor de céramiques réalisé par son père et qui entourent si bellement la salle du rez de chaussée de chez Lipp où je passai bien des jours de l'âge de 16 ans à l'âge de 50 ans et plus!
Je rencontrai ainsi l'homme qui devint mon premier amant: je suivais un chemin précis, mais il m'a semblé qu'une nuée m'enrobait soudainement pour me faire oublier quelques secondes là où je me trouvais; j'ai du reprendre la rue de Grenelle, et un homme qui venait en face de moi, pour que je ne m'échappe pas, me mit dans les bras la pile de livres qu'il avait en main : les Sonnets de Shakespeare, Emilie Dickinson, dont je me souviens et quelques autres merveilles dont je ne me souviens plus. Il me fit découvrir Georges Schehadé, le poète et l'homme, que j'appréciais beaucoup, et nous allions lui rendre visite rue Jacob, lui, l'homme dont l'exil n'a jamais pris fin; il m'abreuvait de bien d'autres poètes de ses amis, que je devais lire et apprécier sur le champ !
La littérature étrangère, de façon systématique, vint plus tard, après l'âge des études, après mes 30 ans : l'espagnole, celle de l'Amérique Latine, la russe, la chinoise, la japonaise, comme la musique, persane, indienne, arabe, africaine...
Mais il m'est impossible ici de ne pas citer parmi les explorations qui font le fondement de ma culture un autre fonds, plus dense, plus universel, plus élevé, plus dangereux aussi, et qui accompagnent depuis l'enfance mes grandes interrogations métaphysiques. Mon père m'a fait découvrir très tôt Hermès Trimégiste et m'a fait lire Lao tseu, et à l'âge de 13 ans mon professeur de français, qui avait sans doute décelé en moi une soif étrange m'a offert le Livre de Job : ce fut véritablement le livre fondation de l'insondable exploration de l'âme humaine, à tous ses niveaux, du sordide au sublime. Très tôt, trop tôt, je lus Maître Eckart, asthmatique et enfermée sous la verrière du 2ème étage de la maison de mes parents. Il y eut la période d'Arnaud Desjardins, et depuis de nombreuses années, "la Symbolique du Corps Humain" d'Annick de Souzenelle accompagne mes grandes traversées, depuis que j'ai du descendre profond dans ma rate et rencontrer le V.I.T.R.I.O.L ("Venite Interiora Terrae et Rectificando Invenes Oris Lapidem"). De là sont nées bien d'autres convergences , toujours en cours.
L'exercice que je viens de faire n'est qu'un exercice, il est loin de représenter les champs de mon imaginaire pluriel ; demain, bien d'autres nouveaux chants me viendront à l'âme !
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