Dans le jardin de mon adolescence, à Montargis d'abord, puis dans la maison de ma mère à Montcresson, dont les portes étaient toujours ouvertes, une rencontre décisive, je le sens maintenant, à été celle de René Dumont.
Il parlait vite, il alternait dans un flux continu concepts et intelligences des processus, témoignages anecdotiques et chiffres, démonstrations concrètes : il fallait être très à l'écoute, et quand il entrait dans la maison, j'arrêtais tout, j'étais toute ouïe; je ne comprenais pas tout mais je saisissais l'essentiel : il y avait là une parole vraie, vérifiée, qui cherchait inlassablement à convaincre.
Il envoyait, à moi et à ma soeur, d'innombrables mots jetés en oblique de sa belle et ample écriture sur des feuilles déchirées à la hâte, moments volés lors de ses non moins innombrables voyages, et je lui suis si reconnaissante aujourd'hui, lui qui voulait former ces deux jeunes bourgeoises!
Mes propres errances m'ont empêchée de le voir les dernières années de sa vie, et hier, quand j'ai regardé ce qu'on disait de lui sur wikipedia, je suis restée fort étonnée de l'étendue de sa vie : 1904- 2001. Il reste dans ma mémoire présente comme un homme pressé, d'une vitalité exceptionnelle, mu par le sentiment imparable de l'urgence pour l'humanité, homme de visions pragmatiques vigoureuses... le revers ? un homme amoureux, qui a sans doute volontairement mis de côté cette part affective, exigeante elle aussi !
On le traitait d'oiseau de mauvais augure, d'original, ou de fantaisiste : il voyait trop clair et trop loin. Après 1974 et sa courageuse et insolite campagne électorale présidentielle, il me semble que sa parole n'a plus été publique, en France : personne n'a voulu entendre l'état de "catastrophes" qu'il dénonçait alors ! Je me revois à ses côtés, dans sa petite cylindrée poussive , sur la route ensoleillée d'un retour de weekend à Paris, où il me parlait déjà des économies d'essence et d'énergie ; c'était il y a bien plus de 40 ans!
Pour le site de mon ami Pierre Bail, Tous Vivants (www.tousvivants.fr), c'est en pensant à lui hier que j'ai écrit le petit texte suivant : Téléchargement QUE FAIRE POUR RENDRE LA FAIM ATTRAYANTE
QUE FAIRE POUR RENDRE LA FAIM "ATTRAYANTE" ?
Dès les années 60, René Dumont (*1 ) criait et s’indignait : "Nous allons à la Famine !" et quand il m’accompagnait dans mes champs de fouilles archéologiques d’adolescente , il me disait : "tu fais de la dentelle, quand la maison brûle !" Il fut l’un des 1ers à utiliser publiquement les mots d’Ecologie et de Développement Durable, mais ce grand expert n’était pas pris au sérieux.
50 ans et plus après, 1,02 milliards de personnes sont sous-alimentées sur notre planète, et le chiffre augmente dangereusement depuis 1997.
Il y a quelques jours, le 11 mai, la FAO a lancé une campagne mondiale : " 1 billion hungry" ("1 milliard d’affamés") avec pour témoin Jeremy Irons éructant sa colère (*2).Cette campagne va-t-elle susciter l’émotion nécessaire et lever la contestation à l’échelle planétaire ? Rien n’est moins sûr !
La Faim n’est pas attrayante ni les yeux vides des mères ni les ventres gonflés des enfants squelettiques ; ces images suscitent tout au plus notre pitié ou un sentiment de compassion impuissante ; elles nous arrivent aussi, pèle mêle, au sein du flux incessant d’informations qui nous offrent tant d’objets ou d’idées plus séduisantes… Comment "vendre" la Faim ?
Aux coins de nos rues, hormis les militants d’ATD Quart Monde qui s’accroupissent devant eux, le pauvre et l’affamé font peur: nous détournons les yeux.
La criminalité et les grands prédateurs, sous toutes leurs formes, nous fascinent. Nous aimons parler de désirs, mais pas de besoins. Les utopies nous plaisent aussi, et nous voulons imaginer que techniquement, certains de nos déserts peuvent être transformés en vergers. Nous aimons défendre les droits de l’Homme, mais nous n’aimons pas observer notre part d’ombre, et regarder en face chacun de nos "frères humains" en dignité, nous n’y arrivons pas.
Quel nouveau niveau de conscience l’humanité –si du moins elle existe comme corps collectif unifié - doit-elle atteindre, pour enfin s’aimer et se respecter, pour aimer assez et respecter la vie qui traverse chacun de nous ?
En attendant, faut-il que la malnutrition et l’insécurité alimentaire nous menacent plus directement et plus massivement encore pour que nous écoutions les cris d’alarme des campagnes de la FAO, des autres grandes ONG, et des milliers de militants actifs sur le terrain de la pauvreté ?
Odile Solomon
14 05 2010
*1 René Dumont : agronome et expert du développement (1904 – 2001).
*2 voir vidéo :www.fao.org/news/story/fr/item/42208/icode/