Aujourd'hui, j'apprends la disparition d'Umberto Eco.
Bien sûr, lui, ce penseur tellement pluriel et singulier est loin de disparaître avant longtemps de la pensée occidentale : J'ai envie de dire naïvement qu' il est ce que l'Italie depuis Dante a donné de meilleur !
Il pourra rester désormais le "Grand Protagoras" surnuméraire de la "7ème fonction du langage", ce roman fou de Laurent Binet qui me fait tant rire et que je me délecte à relire !
C'est lui qui a ouvert ma voie et ma pratique de la sémiologie, c'est par lui que je suis allée, pour la plus grande grâce de ma jeune vie d'étudiante, à Urbino, participer aux premières expériences du Centre de sémiotique internationale, sous la houlette joyeuse et bienveillante de Paolo Fabbri.
En reprenant, avec une certaine nostalgie pour cette époque enthousiaste, un projet de traité de sémiotique appliquée que j'ai initié en 2008 - et laissé en jachère pour le reprendre un jour- je relate ainsi mes débuts dans la "Sémiotique Appliquée" :
"Bref résumé d’un parcours : de la société de consommation de masse et de l’émergence conjointe de la société de Développement durable
"En 68", j’étais en hypokhâgne au lycée Fénelon, à Paris. Depuis dix ans en France, la nouvelle société de consommation de masse avait lancé ses premiers signaux d’abondance, Roland Barthes avait déjà rédigé les Mythologies, et Jean Baudrillard écrivait " le Système des Objets".
J’ai vécu avec enthousiasme ces années préparatoires à l’agrégation de grammaire, doublées d’un cursus universitaire en linguistique et sémantique structurale à la Sorbonne, mais comme quelques uns de ma génération, celle dont parle Georges Pérec dans "Les Choses", je ne voulais pas être professeur. J’ai donc sauté le pas, des classes préparatoires au "marché" non pas en tant que psychosociologue, mais en tant que "sémiologue".
C’était pourtant une affaire autrement difficile : comment passer de mes ébauches d’un Mémoire de 3ème cycle sur " la Narrativité dans l’Iliade et l’Odyssée" au discours publicitaire d’Hollywood Chewing Gum – la toute première "étude" qu’un cabinet d’études en marketing m’ait confiée – et surtout … au discours des formes automobiles : il m’a fallu un bizarre sens du défi intellectuel pour me retrouver alors au milieu d’un parking automobile en plein air de Citroën, dans une banlieue d’Ile de France, avec 9 voitures alignées, concurrentes de la GS. Pendant 10 jours, jour après jour, je "décodai" ces habitacles.
En trois jours, j’ai du parcourir tous les livres sur l’esthétique, les formes, les matériaux et les couleurs que je pouvais trouver, je ne sais d’ailleurs plus comment ni ce qui m’a mis sur leurs traces.
Le thème de recherche pour lequel j’avais emporté sur le papier l’appel d’offres portait sur " l’incidence de l’habitacle intérieur et de sa configuration sur les comportements du conducteur et des passagers"
Le Directeur des Etudes Produit de Citroën, curieux, s’asseyait à l’arrière de la voiture pour voir comment je m’y prenais, et au fil des ans et des recherches, il devint chez Renault ensuite, un client fidèle et un ami.
La sémiotique, en France, depuis les années 70 allait devenir l’une des principales méthodes des études "qualitatives" marketing, traitant couramment de la création publicitaire puis du design commercial (logo, packaging, PLV et espaces de vente etc.), enfin de l’identité des objets et des organisations.
25 ans et plus après, en survolant l’histoire de ma vie professionnelle, je prends conscience qu’elle est en résonance avec l’histoire de notre société et de ses paradoxes. Tout le temps où j’ai déployé progressivement mes savoirs faire, d’études en recherches et d’objets en objets, je me suis sentie tantôt mal à l’aise, tantôt ralliée avec le contexte social contemporain : je pouvais me reconnaître dans les personnages de Georges Pérec cités plus haut autant que dans la jeune fille de 16 ans à qui René Dumont servait de père spirituel. En m’accompagnant alors à mon terrain de fouilles archéologiques dans une campagne autour de Montargis, il me disait : " tu fais de la dentelle pendant que la maison brûle !".
Aujourd’hui enfin advient l’âge de l’alliance, de la "reliance", de l’éco-conception et des choses " légères"*1.
Une autre intelligence des choses, de leur conception, de leur production, de leur distribution, de leur interaction avec les hommes et les lieux est en train de naître et même déjà de se déployer, et il aura fallu plus de 30 ans de lente évolution collective de conscience depuis le premier rapport du Club de Rome !
Et pourtant, le paradoxe se poursuit et la complexité de nos sociétés s’accroît:
le mot d’ordre de durabilité naît de la conscience des limites de nos ressources, voire de l’évanescence possible des habitants de notre terre ; en 2007, la conscience collective du chaos s’installe, pour la grande majorité des humains dans les sociétés riches, tout est permis mais rien n’est possible, l’espace est infiniment réduit, le monde est à la portée d’un clic, le temps se précipite, dévastateur de mémoires, d’idéaux et même de volontés, hier est dépassé, tout s’emballe, l’élévation des niveaux de conscience est nécessaire pour simplement survivre.
Autres paradoxes qui mènent à un collapse majeur généralisé : malgré les crises pétrolières, malgré la pauvreté et la précarité, jamais le "marché " n’a été si florissant, et la bourse s’emballe ; l’investissement à long terme ne paie plus, ce sont les "hedge funds" (fonds spéculatifs) qui font la loi – fusions, acquisitions, démantèlements etc. – mais en même temps, les entreprises sont tenues de se responsabiliser ; les marques ne suffisent plus aujourd’hui pour orienter le choix, les modes se succèdent et s’entrechoquent, la publicité aime Internet*2 et les messages s’individualisent, et le produit ? d’un côté il s’appauvrit et s’opacifie sur les marchés de bas prix, de l’autre il se personnalise encore et encore, l’objet est porté à ses limites immatérielles, spirituelles : des saveurs croisées et multipliées, des parfums pour les toilettes de WC, des couleurs et des nuances dans les lessives, de la transparence, de la lumière partout…
Principes et partis pris de la sémiotique appliquée - comme je l’ai appliquée !
Le discours "des" objets
Je devins donc "sémiologue", c’est ainsi qu’on nous désignait alors.
De cette première expérience sur l’objet automobile, je m’étais aventuré au-delà des textes, des mots et de l’écrit et j’avais appliqué à la lettre la définition que faisait Umberto Eco de la sémiologie dans la "Structure Absente" : "…la science qui étudie tous les systèmes de communication et de signification à travers lesquels la culture se constitue, et ce quelques soient les langages qui les manifestent… elle s’intéresse aux textes, aux images, aux gestes, aux espaces, à toute pratique culturelle dès lors qu’on la considère comme produisant du sens…",
et je m’y suis toujours tenue.
J’étais pourtant passée par l’Ecole d’Algirdas Julien Greimas, mon horizon intellectuel s’était ouvert en lisant "Du Sens", et j’étais partie au Centre Sémiotique d’Urbino, au titre d’une de ses élèves.
Cependant, j’ai laissé à mes autres collègues, comme Jean Marie Floch, l’usage du Carré Sémiotique, que je considérais comme un outil de Logique - et ce sont bien les travaux de Logique qui ont d’ailleurs donné à la Sémiotique son statut de science - par lequel s’éclairaient de façon fort astucieuse les discours "sur" les objets verbaux ou non verbaux ou "autour" d’eux, mais non le discours des objets eux-mêmes.
Plus tard lors d’un Congrès à Indianapolis*1, je me confrontai à certains de mes collègues français, qui préféraient travailler à partir de typologies de perception et de lecture des objets. Je tins bon : je pars de l’objet et de sa configuration elle-même.
Aujourd’hui, la sémiotique traite de tous les langages possibles : à travers cette discipline, j’ai pu moi-même traiter des "signes", de leur "signification", et de la "communication" intersubjective et sociale, dans bien des domaines : presse, publicité, image, design, mode, architecture, urbanisme,…
C’est donc mon expérience singulière*2, mon point de vue et mon parti pris des choses que je condenserai donc ici dans ce traité, avec le risque parfois de souligner ce qui peut paraître désormais des "évidences" pour les happy few connaisseurs, ou celui de soulever quelques indignations de la part de ceux qui se veulent savants dans ces domaines, et je me refuserai à expliciter tout outil ou méthode que je n’aurais pas évalué et validé moi-même- et à plus forte raison à utiliser tout jargon scientifique ou d’usage dont je n’aurais pas éprouvé le concept –
Pour aller plus loin :
Téléchargement Avertissement_au_lecteur
Téléchargement Synopsis_traite_de_semiotique_appliquee
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