J'ai en mémoire la troublante image de mon ami Schuichi Kato, invité un jour pour deviser sur la Beauté lors d'un colloque, et qui énoncait un à un ses arguments dans la voiture que je conduisais et qui nous menait sur une route bienheureuse de Bourgogne...
"La beauté contre le mal", dit Dostoïevski ?...j'ai envie de répondre comme Socrate à l'heure de sa mort : "c'est un beau risque !"
François Jullien, ce français vivant en Chine s'interroge sur "cette étrange idée de la Beauté" (Grasset 2010) qui serait propre à l'Occident et n'aurait pas de correspondance dans la pensée chinoise !
A contrario, François Cheng, ce chinois ayant plus qu'adopté la langue et la culture française, nous offre des pages inoubliables dans ses "cinq méditations sur la beauté", et déploie, dans une étonnante conférence à l'Académie Française* - et d'une façon on ne peut plus probante pour un esprit occidental - ce qui pourrait être l'essence de la beauté ou du sentiment du beau, à la lumière de la pensée chinoise et de la voie du souffle, le Tao.* le 6 mai 2005. Publié dans la Revue du Rosaire, n° 175, janvier 2006.
Voici ce qu'il écrit, avec l'éloquence classique qu'il pratique admirablement - sa démonstration est imparable ! - il assimile le sentiment de la beauté au mouvement de la vie même, en reprenant les notions qui valent universellement d'inattendu, de surgissement, de don, d'interaction, de regard, de transfiguration, de singularité, de présence :
" La cosmologie est fondée sur l'idée du Souffle, à la fois matière et esprit. A partir de cette idée du Souffle, les premiers penseurs chinois ont avancé une conception unitaire et organique de l'univers vivant où tout se relie et se tient. Le Souffle primordial assure justement l'unité de base et qui, dans le même temps, continue à animer tous les êtres, les reliant en un gigantesque réseau d'entrecroisements et d'engendrement appelé le Tao, la Voie...
Cette conception cosmologique fondée sur le Souffle entraîne notamment les trois conséquences suivantes concernant la manière d'appréhender le mouvement de la vie...
1. A cause de la nature dynamique du Tao, et surtout de l'action du Souffle qui assure, depuis l'origine, et de façon continue, ce processus qui va du non-être vers l'être (en chinois, du wu « il n'y a pas » vers you « il y a »), le mouvement de la vie et notre participation à ce mouvement sont toujours ressentis comme un permanent et mutuel jaillissement, cela comme au commencement. Autrement dit, le mouvement de la vie est perçu, à chaque instant, plutôt comme un avènement ou un « rebondissement » qu'une plate répétition du même.
2. Le mouvement de la vie est pris dans un réseau de constants échanges et d'entrecroisements. On peut parler là d'une interaction généralisée. Chaque vie est reliée, même à son insu, aux autres vies ; et chaque vie, en tant que microcosme, est reliée au macrocosme dont la marche n'est autre que le Tao.
3. Au sein de la marche du Tao qui est tout sauf une répétition du même, l'interaction a pour effet la transformation. Plus exactement, comme nous l'avons dit tout à l'heure, le yin et le yang entrent en interaction grâce au Souffle du Vide médian, lequel, drainant la meilleure part des deux, les entraîne dans la transformation bénéfique pour l'un et pour l'autre. Seul, on ne transforme pas....
Transposés sur le plan qui nous occupe, celui des modes d'être de la beauté, les trois points que nous venons de mentionner trouvent leurs correspondants respectifs dans les trois points suivants :
1. la beauté est toujours un advenir, un évènement, plus concrètement un "apparaître là"
2. la beauté implique un entrecroisement, une interavtion, une rencontre entre les éléments qui constituent cette beauté, entre cette beauté et le regard qui la capte
3. De cette rencontre, si elle est en profondeur, naît quelque chose d'autre, une révélation, une transfiguration, tel un tableau de Cézanne né de la rencontre de Cézanne avec la Sainte-Victoire. Bien sûr, tout le monde n'est pas artiste, mais chacun peut avoir son propre être transformé, transfiguré par la rencontre avec la beauté. On reste soi-même, on devient autre grâce à l'autre.
Il ajoute aussi l'unicité, la singularité de chaque être et de chaque chose dans notre univers, comme facteur du sentiment et de la conscience de beauté
"L'unicité transforme chaque être en présence, laquelle, à l'image d'une fleur ou d'un arbre, n'a de cesse de tendre vers la plénitude de son éclat qui est la définition de la beauté. En tant que présence, chaque être est virtuellement habité par la capacité à la beauté, et surtout par le désir de la beauté."
Bonnard, Normandie
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